Les cycles du temps
Dans le film interstellar, on questionne la notion du temps. Ce moment linéaire que l’on ne peut capturer, que l’on ne le comprend pas totalement, mais auquel nous sommes soumis. Tout est désormais de l’ordre du temps. Nos horloges inondent nos foyers, et nos téléphones nous rappellent quotidiennement que nous sommes en retard : en retard sur notre vie, à notre rendez-vous, sur nos tâches quotidiennes, etc.
Pas un moment ne passe sans être conditionné par un repère temporel.
On s’interroge aussi sur la vitesse de ce temps : « le temps passe vite », comme s’il accélérait tout seul, comme un train qui déraille, dont les freins ne fonctionnent plus. Le temps défile, et nous sommes soumis à ce défilement.
Dans ce film, qui traite d’un voyage spatiale et de la recherche d’une solution pour l’humanité, le temps devient en grande partie un ennemi. Quand une seconde passée sur la planète fictive Miller équivaut à 73 jours sur terre, on ne peut plus se permettre de « perdre » du temps.
Mais lorsqu’ils accèdent à un trou noir, un basculement se produit : le temps s’étire. Il n’est plus linéaire comme nous le connaissions. Ils peuvent revenir en arrière, observer des scènes du passé, et même agir dessus — non directement, mais par des influences subtiles. Le personnage principal, Cooper, agit sur le passé pour aider sa fille, Murphy, à sauver l’humanité.
Le temps devient alors une ressource. Ce n’est plus un ennemi. Une action du présent peut agir sur le passé, bouleversant ainsi notre compréhension classique du temps. Et j’aime imaginer que le temps, tel que nous le connaissons, n’est qu’une illusion. Il nous semble linéaire, mais en réalité, il est peut-être bien plus complexe, rétroactif, modulable. Nos actions actuelles pourraient impacter notre passé, aussi paradoxal que cela puisse paraître.
Cette idée semble contre-intuitive de prime abord et pourtant tout ce que nous connaissons vient confirmer cette hypothèse.
Le temps, pour Dieu, n’est pas linéaire. Il est issu d’une toute autre logique. Ce que nous appelons passé, présent ou futur ne sont que des perceptions limitées, créées pour organiser notre expérience humaine. Mais Dieu n’est pas soumis au temps : Il le crée. Il l’entoure, le traverse, sans en être limité.
Et c’est justement parce que Dieu embrasse le temps dans son entièreté que rien ne Lui échappe. Chaque instant compte. Chaque geste s’inscrit dans une continuité qu’Il connaît déjà.
Chaque action — qu’elle soit minime ou significative — laisse une empreinte sur notre existence. Rien ne disparaît dans le néant : tout façonne, transforme, influence des éléments visibles ou invisibles de notre trajectoire.
Reconnaître cela, c’est impliquer une posture de responsabilité. Certes, nos actes sont conditionnées par de nombreux facteurs : nos dispositions biologiques, notre histoire personnelle, notre environnement social, notre sensibilité psychologique… Pourtant, dans cet enchevêtrement, demeure une zone de liberté, un espace de choix. Et chaque choix, chaque geste, aussi discret soit-il, engage une direction.
Cette conscience nous invite à ne pas attendre passivement que notre vie change d’elle-même. Rien de ce que nous faisons n’est totalement neutre : même si les conséquences ne sont pas immédiates, elles existent — qu’elles soient visibles, subtiles, positives ou négatives.
N’est-il pas dit dans le Coran :
« Quiconque fait le poids d’un atome de bien le verra, et quiconque fait le poids d’un atome de mal le verra. »
(Sourate 99, versets 7-8)
Ce verset ne doit pas être perçu comme une menace, mais comme une invitation à la conscience afin de comprendre la finesse du lien entre l’action et ses répercussions. Par exemple, parler mal sous l’effet d’un agacement en voiture, peut sembler banal. Pourtant, ce type de réaction peut générer une énergie intérieure — tension, frustration, irritation — qui, à son tour, influence d’autres gestes, d’autres paroles, d’autres décisions. Peut-être qu’on s’agacera plus vite plus tard, ou qu’on reproduira ce ton ailleurs sans s’en rendre compte.
Il ne s’agit pas de voir dans chaque désagrément une punition cosmique, mais de reconnaître que chaque action enclenche une suite. Comme l’enfant qui touche une bougie : la brûlure n’est pas une punition, c’est une conséquence.
Chaque acte, même infime, produit un effet. Il imprime une forme, une trace, une direction. Tôt ou tard, ce mouvement rejaillit — dans notre corps, nos émotions, nos relations, notre intériorité.
C’est pourquoi j’aime imaginer que chaque bonne action que nous accomplissons est comme une pierre jetée dans l’eau : on n’en voit peut-être plus la forme, mais les cercles qu’elle crée continuent de s’étendre. Et parfois, des vagues reviennent vers nous, portant les fruits de gestes que nous avons presque oubliés.
Cela vaut aussi pour les paroles. Parce qu’elles sortent souvent spontanément, sans réflexion, elles peuvent toucher profondément — en bien comme en mal. Elles peuvent blesser, apaiser, déclencher une prise de conscience, ou nourrir un malaise durable. Dans une époque saturée de discours, nos mots sont peut-être nos actes les plus négligés, mais aussi les plus puissants.
Si nos actions ont un impact direct sur notre vie, il en va de même pour notre manière de les percevoir. Car ce n’est pas seulement ce que nous faisons qui agit, mais aussi comment nous regardons ce que nous avons fait, ce que nous vivons, et ce que nous projetons.
Autrement dit : notre vision du présent — la façon dont nous interprétons ce que nous vivons ici et maintenant — agit aussi bien sur le passé, que sur le présent et le futur.
Ce que nous pouvons observer la plupart du temps en consultation est une lecture biaisée du quotidien et de notre ligne de vie. Une perception négative du futur : le monde ne vaut rien, l’avenir est sans espoir. Et cela en va de même pour notre passé : tout ce que nous avons pu vivre est généralement interprété à travers un spectre négatif sans y ajouter une notion de sens ou de fonction. Ainsi, sur toute une vie, rien ne vaut la peine et tout semble sans intérêt.
Notre perception de notre réalité impacte notre vie, notre passé et notre futur. Tout ce que nous faisons ou vivons est interprété par une partie de notre cerveau. Nous possédons donc tous une vision du monde, de nous-mêmes, de notre présent et de notre vie de manière générale.
Nous savons que dans la spiritualité, notamment islamique, la vision que nous avons de Dieu va impacter Sa manière d’être avec nous. Si notre vision est parsemée de Beau de Bien et de Vrai, que nous le voyons tel qu’Il est, c’est-à-dire comme une entité dont la Rahma embrasse toute chose (sourate 7 verset 156) et qu’Il S’est prescrit à Lui-même la Rahma (sourate 6 verset 12), alors Il sera ainsi. Reza Shah-Kazemi a d’ailleurs dédié un ouvrage à ce principe : Ma Miséricorde embrasse toute chose.
De la même manière, la façon dont nous lisons notre vie va façonner notre quotidien ; nous pouvons choisir de voir nos difficultés comme des tremplins par exemple ou comme des fatalités - ce qui amènera une flagellation, une inaction et de l’auto-sabotage.
Ainsi, même pendant que nous vivons une chose, notre interprétation de cette dernière va la façonner. Nous pouvons donc voir que notre perception du présent influence non seulement notre expérience actuelle, mais aussi notre futur et notre passé.
En effet, le futur est une conséquence logique de la manière dont nous vivons notre présent. De plus, le passé n’est pas figé : ce qui change, c’est le regard que nous portons sur lui. Si nous guérissons d’un traumatisme vécu des années auparavant, nous allons comprendre différemment ce que nous avons traversé. Nous re-signifions alors nos épreuves, et ce qui était une blessure devient une étape initiatique. L’échec devient un apprentissage et influence notre expérience présente. Cela forme une boucle parfait entre le passé le présent et le futur : ces trois dimensions s’influencent mutuellement.
Notre conscience actuelle agit comme un prisme : elle colore le passé, détermine nos choix pour le futur, et définit notre manière de ressentir le moment présent.
En psychologie cognitive, ce phénomène est bien documenté. Ce que nous appelons « souvenir » n’est pas un enregistrement neutre de notre passé: c’est une mémoire reconstructive. Ce qui signifie que chaque fois que nous nous rappelons un événement, nous le réinterprétons à la lumière de notre état émotionnel actuel, de nos croyances et du contexte présent.
Nos expériences passées forment des schémas cognitifs: ce sont des croyances fondamentales, souvent inconscientes, sur nous-mêmes, les autres et le monde. Ces schémas filtrent notre perception du présent. Ces schémas peuvent être modifiés lorsqu’on se reconnecte à une autre vision des choses - notamment grâce à une thérapie, on va requalifier rétroactivement ce que l’on a vécu.
En sortant d’un prisme linéaire du temps, nous comprenons donc que le passé n’est pas ce qui s’est passé dans la réalité mais ce que notre esprit en garde.
Nous avons pu voir que notre perception et interprétation va lire d’une manière ou d’une autre notre passé et nos épreuves vécu. Tout ce qui peut nous arriver dans notre quotidien, les personnes que nous rencontrons, les épreuves que nous vivons ou mêmes les hasards pourraient nous aider à replacer notre passé dans un certain spectre et donc agir sur notre vision de celle ci.
Non seulement l’interprétation de nos actions jouera grandement sur le passé mais également nos propres actions quotidiennes vont avoir un effet assez important sur notre vie de manière globale.
Nous pouvons devenir des causes invisibles de transformation de notre propre passé, comme si nous agissons depuis une dimension supérieure à l’instar de Cooper dans interstellar. Etant persuadé que le temps est une illusion, je pense qu’il serait intéressant de l’utiliser comme une arme et non en le subissant.
Dans le cadre thérapeutique, c’est précisément ce qui se passe. En revisitant nos souvenirs, nous ne faisons pas que les raconter : nous les re-vivons, nous les re-signifions, et nous en reconfigurons l’impact émotionnel. C’est ce qu’on appelle la guérison psychique.
Le passé n’est plus une charge figée, mais une matière malléable, qu’on peut intégrer autrement.
Sur le plan neurologique, cela a été confirmé par les recherches en neuroplasticité. Contrairement à ce qu’on pensait autrefois, le cerveau n’est pas figé après l’enfance. Nos circuits neuronaux sont capables de se modifier à tout âge. Ce qu’on croyait inscrit de manière définitive - des réflexes émotionnels, des réactions conditionnées, schémas de pensée - peut évoluer.
C’est d’ailleurs l’une des bases de la résilience psychologique : des expériences positives, des prises de conscience profonde ou des relations bienveillantes peuvent littéralement re-câbler notre cerveau. Ce que nous vivons dans le passé transforme non seulement notre avenir, mais aussi notre manière d’être au monde et donc notre passé.
Cette lecture métaphysique et existentielle du lien entre le passé, présent et futur, nous offre une nouvelle dimension à proprement parlé : nous pouvons envoyer des messages à notre propre passé par le biais des autres mais aussi à notre propre enfant intérieur. Car, croyons le ou non, nous possédons tous une version enfant de nous-même qui ne demande qu’à être écouté. Alors, pour réparer mes besoins non répondus par exemple, je vais les alimenter en m’adressant directement à mon « inner child ». En transmettant ce qu’on a compris, en brisant des cycles, on répare des douleurs anciennes en empêchant la répétition.
Par la même occasion, en aidant les plus jeunes de notre familles, ou mêmes nos propres enfants, nous envoyons ces fameux messages à notre propre « passé ». Par exemple, en devenant un parent doux et à l’écoute pour quelqu’un qui a manqué de ça, tu « répares » ce que ton enfant intérieur n’a pas reçu. Et quelque part, tu modifies symboliquement ton propre passé.
Ce que nous vivons maintenant a un écho cosmique dans un temps « au-delà » du temps, bien que notre vision fermé peut nous amener à penser le contraire. Nous pouvons donc rassurer notre ancien nous et nous apaiser de cette façon.
L’histoire de l’homme du poisson vient nous en apprendre d’avantage concernant cette conception du temps.
Jonas ou Yunus, était un prophète d’un peuple récalcitrant. Il a été envoyé à un peuple idolâtre qu’il appelait à l’unicité de Dieu. Malgré ses efforts, ils restaient fermés, moqueurs, méprisants. Blessé dans sa mission et épuisé, il finit par quitter son peuple.
Il monte alors à bord d’un navire. La mer devenant agité, les marins pensent qu’un passager est la cause de ce mauvais présage. Ils tirent au sort plusieurs fois et à chaque fois, c’est Yunus qui est désigné. Il est alors jeté à la mer, avalé par un énorme poisson - souvent identifié comme une baleine, sans être blessé.
Dans le ventre du poisson, Yunus est vivant et comprend son erreur au plus profond de l’obscurité - celle de la mer, du ventre du poisson et de la nuit. Il a quitté sa mission pensant fuir l’échec. Il se tourne alors vers Dieu avec des paroles sublimes qui sont devenues une invocation puissante.
« La ilaha illa Anta, soubhnaka inni kuntu mina-z-zalimin » « Il n’y a de divinité que Toi. Gloire à Toi ! J’ai été certes parmi les injustes ». Cette action neutre - reconnaissance d’une erreur, change alors sa destiné. Yunus est recraché sur une plage.
Yunus, en quittant son peuple, pense que l’histoire est terminée et c’est précisément cette fuite qui va transformer son propre être et qui, rétrospectivement, rend possible sa mission réelle. La fuite n’est plus une « erreur » mais elle devient une étape nécessaire à sa transformation. Le sens du départ est ainsi visible qu’à travers la réapparition. Le présent - prière dans le ventre du poisson, réécrit le passé de sa fuite. C’est une boucle d’apprentissage.
D’un point de vue psychologique, cette histoire est aussi le récit d’une transformation intérieure. Dans le ventre du poisson, à travers la triple obscurité, c’est un moment d’effondrement que Yunus vit.
Mais c’est précisément dans cet espace de repli que naît une lucidité nouvelle. Ce que les psychologues appellent une prise de conscience fondatrice : reconnaître sa part, ses limites dans une forme d’humilité active et non de culpabilité paralysante. En psychologie, on observe souvent que c’est lorsque l’on cesse de fuir l’épreuve et que l’on accueille dans toute sa signification, qu’elle cesse de nous engloutir. Ce n’est pas la fuite de Yunus qui le perd, c’est sa relecture dans le ventre du poisson qui le sauve.
L’homme du poisson, Yunus, est donc un prophète qui nous enseigne que le temps n’est pas chronologique, il est transformationnel, et ce qui semble être un détour est parfois le coeur de l’histoire. Le présent peut donc guérir le passé. C’est ainsi une arctique de l’impact temporel rétroactif : le sens se révèle dans l’après et cette révélation réorganise l’avenir.
Alors, si nos propres actions quotidiennes et nos propres perceptions agissent sur notre passé, notre présent et notre futur, la grâce de Dieu ne peut être que rétroactive.
Celui qui se donne lui même les noms Ar Rahman, Ar Rahim - que Maurice Gloton traduit comme Le Tout Rayonnant d’Amour, Le Très Rayonnant d’Amour possède un Amour, une miséricorde tel qu’on ne peut s’arrêter à une vision figée du temps. Cette grâce - au sens amour miséricorde pardon bonté, pénètre le passé et le reconfigure. L’intervention divine ne va donc pas seulement toucher aux conséquences d’un acte précis mais va re configurer le sens y compris à posteriori.
On a donc pu voir que le passé n’est pas figé, ce n’est pas une pierre indélébile ancré dans une vision linéaire du temps, qui est certes humaine, mais étroite. Dans la perspective divine, le temps est autre : Dieu n’est pas enfermé dans notre chronologie. Il agit au-delà du passé, du présent et du futur. Et c’est précisément cela qui rend Sa grâce si éblouissante : elle n’est pas seulement réparatrice, elle est transformatrice.
Quand une personne change, sincèrement, en profondeur - qu’elle se reconnecte - alors ce changement rayonne vers l’arrière. Il requalifie ce qui a été. Il ne s’agit pas de nier les erreurs, mais de les intégrer dans un récit plus lumineux.
Comme une lumière qui éclaire des pièces oubliées de notre vie, la miséricorde de Dieu descend jusque dans nos souvenirs. Elle leur donne un autre goût, une autre couleur. Dieu ne fait pas que couvrir nos épreuves : Il les requalifie, Il les inverse et les intègre dans une dynamique de lumière.
Ce même rapport au temps peut également être observé dans nos relations interpersonnelles. En effet, nous sommes des êtres faits de défauts et ces défauts peuvent entraver certaines de nos relations par des comportements dysfonctionnels. La grâce de Dieu peut être rétroactive mais la nôtre aussi.
Si la grâce de Dieu est capable de venir guérir un passé brisé, d’englober nos fautes anciennes, alors pourquoi ne pas envisager que notre bienveillance envers les autres puisse suivre le même mouvement?
Nous entendons souvent « Je pardonne mais je n’oublie pas », comme si le passé devait rester figé, intouchable. Alors pourquoi notre bienveillance ne pourrait-elle pas, elle aussi, descendre dans le passé pour ne plus réduire quelqu’un à ses anciens gestes, pour croire en sa capacité de changement.
On changerait donc d’angle en posant un regard sur l’autre qui croit à la transformation. Ainsi, notre propre bienveillance (comportant amour, pardon, grâce) peut agir sur le passé, le présent et le futur également.
La bienveillance devient rétroactive à partir du moment où l’on choisit de voir les gens comme ils sont aujourd’hui et non plus uniquement comme ils ont été.
Carl Rogers, père de la psychologie humaniste, disait que l’une des conditions essentielles à la transformation personnelle est le regard inconditionnellement positif porté sur une personne. C’est en étant vu non plus comme celui qu’il a été, mais comme celui qu’il peut devenir, qu’un individu peut réellement se transformer.
La bienveillance envers soi et les autres devient alors un facteur de régulation émotionnelle, une clé pour écrire une autre histoire de soi.