Une analyse du silence

Niki de Saint Phalle, artiste, écrivait en 1992 à sa fille « À qui aurais-je pu me raconter ? J'appris à assumer et à survivre avec mon secret. Cette solitude forcée créa en moi l'espace nécessaire pour écrire mes premiers poèmes et pour développer ma vie intérieure, ce qui plus tard, ferait de moi une artiste. Je t'embrasse chère Laura avec beaucoup de tendresse et un regret de n'avoir pas pu te parler de tout ceci pendant que tu étais adolescente. Pourquoi c'est si difficile de parler ? »

Cette question « Pourquoi est-ce si difficile de parler » m’a profondément marquée la première fois que je suis tombée dessus. Elle faisait écho à des réflexions profondes qui m’amenaient à la même conclusion : parler, s’exprimer, est une tâche nécessaire, mais très intense. 

J’ai donc commencé à me questionner : pourquoi est-ce si difficile de parler ?

La communication fait partie de notre quotidien, elle parsème nos journées et nos semaines. C’est ce qui nous relie aux autres êtres humains et ce qui nous permet de nous engager. 

Bien que le silence soit d’or quand la parole est d’argent, parler nous aide littéralement à vivre. Elle fait renaître des choses enfouies très profondément. 

Nous arrivons ainsi à notre premier questionnement : quelle est la fonction de la parole ? Finalement, pourquoi est-il important de parler ? 

Selon les psychologues Lev Vygotsky et Henri wallon, la parole est indissociable de la pensée ; elle serait un outil de médiation cognitive. Elle serait essentielle pour penser, mémoriser, résoudre des problèmes. Elle aurait aussi un facteur libérateur. En effet, mettre des mots sur nos émotions nous rend plus conscients de ce que nous vivons, ce qui favoriserait la gestion émotionnelle. Elle nous permet aussi de reconsidérer une situation, comme le montre une étude publiée dans la revue Latinoamericana de Psicologia. L’utilisation de la parole intérieure est positivement associée à la stratégie de réévaluation cognitive. La parole libère. Elle est un outil puissant pour la gestion émotionnelle. 


Nous pouvons donc nous demander : pourquoi la parole s’est-elle peu à peu bridée ?

Au collège, j’écoutais les cours de français avec attention. Cette matière est rapidement devenue la bulle dans laquelle mon imagination se développait. J’aimais tout de cette discipline, en grande partie grâce à notre professeure.

Durant cette année-là, nous avons lu Incendies de Wajdi Mouawad. Cette pièce avait un plus : quelque chose se tramait et ne se disait pas. Le personnage principal avait développé un mutisme. Ce dernier peut survenir après une charge émotionnelle ou un traumatisme. Durant toute la pièce, on comprenait son histoire, ce qu’elle avait vécu, on ressentait ses émotions et comprenait même pourquoi elle avait soudainement arrêté de parler. Qui ne l’aurait pas fait à sa place ?

Le traumatisme qu’elle a vécu l'a placée dans une prison : la parole ne sortait plus et son monde intérieur devait la ronger profondément. 

La pièce se termine ainsi :

« Pourquoi ne pas vous avoir parlé ?

Il y a des vérités qui ne peuvent être révélées qu’à la condition d’être découvertes.

Vous avez ouvert l’enveloppe, vous avez brisé le silence

Gravez mon nom sur la pierre

Et posez la pierre sur ma tombe 

Votre mère »

Finalement, en brisant le silence de leur mère, en découvrant son histoire traumatisante et difficile, ils lui redonnent un certain souffle. Elle ne souhaitait pas avoir de nom sur sa tombe, comme si elle était invisible tant elle s’était tue, tant son récit était déchirant. Ne pas mettre de nom sur la pierre tombale, c’est comme si elle n’avait jamais existé, comme si tout cela ne s’était jamais produit. C’était la continuité logique de son mutisme. 

Ses enfants découvrent son passé et lui permettent de réconcilier son histoire avec elle-même. Ils peuvent enfin tirer un trait sur ce mutisme et la comprendre.

Un héritage de silence : le trauma générationnel

Nous arrivons ici à notre premier point : nous n’avons pas appris à parler. Nous avons hérité d’un silence profond qui prend ses origines dans nos anciennes générations. Dans beaucoup de familles, exprimer ses émotions n’était ni enseigné, ni valorisé. Ce silence est une stratégie de survie transmise de génération en génération. Nous grandissons ainsi sans langage émotionnel, sans modèle de communication saine. 


Dans l’article de Salem Maaroufi (2013), on comprend une fonction particulière du silence : celle d’un mécanisme de défense - emprunté à Roger Bastide - permettant de s’adapter aux nouvelles normes de la société. Le silence serait une stratégie d’adaptation. Il prend le cas de la génération des pères, chez laquelle le silence devient un refuge face à la perte des repères culturels et sociaux. Tandis que chez les enfants, le silence est « planifié », il s’agirait une manière de se protéger sans s’impliquer émotionnellement dans un environnement perçu comme menaçant. Ce silence se transmet comme un héritage émotionnel.

Nous voyons donc que ce silence protège parfois d’un danger immédiat, mais il engendre en retour une souffrance chronique intérieure. Il devient une prison, une cage, et ce qui était évité à l’extérieur - le danger - devient un poison à l’intérieur. 


Le silence nous conduit souvent vers une reviviscence du trauma. Après avoir vécu une expérience douloureuse, l’impossibilité d’en parler intensifie l’émotion ressentie et aggrave le mal-être de l’individu. Dans l'œuvre The Noonday demon : an atlas of depression, Andrew Solomon nomme la souffrance intense provoquée par le silence « empty silence » : le vide silencieux. Ce silence n’apaise pas, mais isole. L’absence des mots devient elle-même une douleur. 

Ce silence que la parole vient briser ne concerne pas que l’individu. Il est aussi collectif, systémique. Il est profondément ancré dans certaines cultures et dans certaines familles. On apprend très jeune que certaines choses « ne se disent pas ». Ainsi, la parole devient dangereuse. 

Premièrement, dans de nombreuses familles issues de cultures traditionnelles notamment, les difficultés sont rarement nommées comme telles. Elles sont souvent interprétées à travers des prismes mystiques ou extérieurs tels que le mauvais œil, la jalousie ou la sorcellerie. Les dynamiques internes sont minimisées voire invisibilisées afin d’éviter l’exploration de conflits profonds ou de blessures anciennes. 

Étiologiquement, au niveau de la communication et des difficultés il y a plusieurs explications à prendre en compte. Avant même l’islam, les société arabes étaient tribales. Dans ces sociétés, l’honneur familial était sacré : il fallait protéger le nom de famille ce qui passait par le contrôle des comportements, la parole était un acte social majeur ce qui signifiait que trop parler ou dire des choses de l’ordre de l’intime mettait en danger l’honneur. Sans oublier qu’il y avait une forte hiérarchie patriarcale, les hommes détenaient souvent l’autorité ce qui renforçait la retenue notamment des femmes qui étaient éduquées à ne pas trop parler surtout sur leurs émotions, amours ou besoins personnels.

Le silence devient aussi une réponse automatique et ainsi surgit le traitement par le silence. Concrètement, c’est ignorer une personne, ne plus lui adresser la parole jusqu’à faire comme si cette personne n'existait pas afin de la priver de notre présence, de notre voix pour la punir. Cette méthode est utilisée par de nombreux parents, qui ne savaient que trop peu les conséquences de cette manière d’agir. Nous pouvons différencier le traitement du silence par le fait de prendre du temps pour soi simplement par une communication saine : exprimer nos besoins « j’ai besoin de me calmer, on en reparle dans 30 minutes ». L’anxiété va rapidement prendre place : n’ayant pas de réponse concrète à la situation, mon cerveau va analyser tout ce qui a pu se passer et interpréter chaque fait et geste afin de comprendre ou d’obtenir des éléments de réponse pour mieux comprendre la situation. Généralement, c’est souvent à tort car toute interprétation peut être biaisée et notre anxiété aura tendance à amplifier le négatif. Le cerveau sera donc confus, ne comprenant pas ce qu’il se passe, une anxiété relationnelle va arriver assez rapidement - notamment en anticipant la fin de la relation, tout comme une culpabilité excessive naîtra : nous nous sentons responsables d’un moindre fait et geste. 

Kelly Burch, dans son article « Is silent treatment a form of abuse ? Here’s what to know » nous explique que l'ostracisme intentionné active dans le cerveau les mêmes zones que la douleur physique ce qui provoque de l’angoisse, de la tristesse, de la peur et une insécurité. Un état d’alerte va croître en un rien de temps : tout sera analysé au peigne fin et une hyperactivation mentale sera présente accompagnées de nombreuses ruminations. 

Nous étudions ici les formes de silence en tant que violence et forme de punition, le silence peut être bénéfique notamment pendant les conflits quand il n’est pas abusif. Le silence est souvent une réponse à une perte de sécurité émotionnelle. Si je ne me sens pas en sécurité avec toi alors je vais me protéger. Ça devient un mécanisme de protection psychologique face à un environnement perçu comme menaçant ou insécurisant.

John Gottman, psychologue reconnu pour ses recherches sur les dynamiques conjugales, montre que le retrait silencieux est une des « quatre cavaliers de l’Apocalypse » relationnelle - avec la critique, le mépris et la défensive. Il appelle cela le « stonewalling » le reliant à une surcharge émotionnelle, un sentiment d’impuissance et un manque de sécurité dans l’échange. Le stonewalling n’est pas une stratégie de manipulation mais un retrait silencieux, c’est une forme de fermeture totale où l’individu cesse de répondre, évite le regard et coupe le dialogue. Quand le système nerveux est en état de stress intense, il ne permet plus une communication fluide. Le retrait devient alors un moyen inconscient de se protéger. Il souligne enfin que ce mécanisme surgit souvent dans des contextes où la sécurité émotionnelle est absente. Quand l’échange est synonyme de jugement, d’agression ou de disqualification, le silence devient un bouclier. 

Le juste milieu serait de ne pas couper la connexion tout en adoptant un silence temporaire qui sera assumé et réparateur. On met en place un silence pour revenir d’une meilleure manière sans passer à autre chose comme si de rien était. Le but est de préserver le lien, même dans l’éloignement. On peut totalement exprimer son besoin de silence - tout en exprimant son seuil de tolérance émotionnelle - sans abandonner la personne en face.

Parler, c’est rendre la douleur réelle

Aussi, parler, c’est s’exposer, c’est admettre que nous avons mal. C’est la confrontation à nos vulnérabilités qui est difficile et l’évitement devient alors un mécanisme de défense. Un point est central : en parlant, le problème devient réel. Finalement, nous préférons le silence à la parole, le déni aux problèmes, et l’imaginaire au réel.

Notre cerveau humain a du mal avec la confrontation concrète aux problèmes. C’est d’ailleurs l’une des raisons pour lesquelles écrire est une manière de travailler sa résilience psychologique. En effet, le journaling a montré ses résultats positifs dans de nombreuses études (notamment celle de JW. Pennebaker ou Smyth JM en 1998). Le journaling repose sur l’honnêteté, l’écriture des émotions et donc des problèmes. En écrivant de manière brute, le jugement intérieur diminue et la peur d’être soi-même s’atténue.

Nous arrivons ainsi à un point intéressant : parler de ses problèmes, c’est montrer ses vulnérabilités, s’ouvrir au monde, et donner aux autres des armes qui peuvent potentiellement nous faire souffrir. Alors, pourquoi leur donner ces armes ? 


Si nous n’en parlons pas, finalement, ils n’existent plus. Et tel est notre objectif. Nous souhaitons une fluidité, une vie lisse, sans problème et sans obstacle. C’est d’ailleurs une des raisons pour lesquelles nous pathologisons nos émotions. Quelles qu'elles soient, nous n’aimons pas les émotions fortes. Nous n’aimons pas être triste ou en colère, et à juste titre. Cependant, nos émotions ont une fonction et ne sont pas présentes en vain. Elles nous permettent de réguler ce qui se passe sur terre. Sans colère, nous ne pourrions agir contre les injustices, par exemple. Nous devons donc accepter notre instabilité émotionnelle pour parvenir à une bonne gestion émotionnelle. De la même manière, nous devons accepter que nos épreuves font partie de notre quotidien et que notre objectif n’est pas une vie lisse, sans problèmes. 

Nous ne voulons pas de problèmes, donc nous n’en parlons pas. Nous nous perdons entre le besoin de ne plus vivre dans le passé et le déni de tout ce qui nous entoure. 


L’évitement : une fausse protection

Le silence est un moyen d’évitement, de fuite. C’est une fausse protection qui nous donne une illusion de contrôle. Le corps n’oublie pas même si nous refoulons et contournons nos problèmes. Les non-dits pèsent plus que nous pouvons le percevoir. Cela se transforme en troubles psychosomatiques, en crise d’angoisse, en difficultés relationnelles et fatigue émotionnelle. Alors, ce qui n’est pas dit va se rejouer ailleurs, souvent inconsciemment. 

Nous sommes tous et toutes entourés de problèmes plus ou moins intenses. Nos vies sont éphémères, et chaque pas foulé sur cette terre est suivi d’un mal, selon nos différentes visions. Le postulat est ainsi : nous acceptons de vivre à condition de prendre la vie telle qu’elle est, remplie de moments de bonheur et de moments difficiles, comme les montagnes russes. Quand une difficulté nous frappe alors que nous ne nous y attendions pas, le mécanisme de défense habituel est l’évitement. Notre cerveau recherche la sécurité, il est câblé pour minimiser la douleur et maximiser le plaisir. C’est d’ailleurs lié à l’amnésie traumatique. L’évitement est une stratégie psychique visant à éviter de revivre la douleur initiale, mais il peut être poussé à l’extrême dans les cas de traumatismes. Souvent, nous évitons parce que nous manquons d’outils pour affronter : ce serait alors le seul moyen que nous connaissons pour gérer une situation que nous jugeons insurmontable. Une véritable stratégie de survie. 

Nous avons perdu le sens de la difficulté. Nous sommes submergés par un bien-être à tout prix qui prône l’individualisme, au point où le bonheur est considéré comme une norme constante. Bien au contraire, en replaçant un sens à ces épreuves, nous apprenons à élever notre âme. Cela se réfère à la résilience. Boris Cyrulnik nous dit à ce sujet « La souffrance n’enseigne rien si elle est absurde. Elle n’a de sens que si on peut la raconter, la relier, la transformer. » 

Neuropsychiatre et psychanalyste réputé, il a notamment étudié la notion de résilience. La résilience, définie comme la capacité à renaître après un choc, ne serait possible que si l’on parvient à donner du sens à l’épreuve. L’épreuve ne devient féconde que lorsqu’on peut la relier à quelque chose de plus grand que soi : une histoire, une foi, une mission, un engagement, une vision du monde. 

L’évitement est présent dans beaucoup de famille. Par manque d’outils, de moyens de communication, de gestion émotionnelle ou même d’énergie, les difficultés sont minimisées. Finalement, la seule gestion des problèmes que nous connaissons est le silence et l’oubli. Nous feignons de passer à autre chose, que nous sommes au-dessus, mais en réalité, la colère s’enfouit, tout comme la tristesse. Et elles finissent toujours par exploser de plus belle. Enfouir une émotion, c’est la garder vivante telle qu’elle est, c’est ne pas lui laisser la place d’exister dans la vie réelle. Elle finit ainsi par s’accumuler, tout comme la rancœur et l’irritabilité. Cette émotion finit par ressortir sous formes de maux physiques - ce qu’on nomme la psychosomatisation - par des crises de nerfs ou encore une froideur émotionnelle. Nous devenons de simples robots en pilote automatique à force de ne pas gérer nos émotions. 

Il est important de préciser ici que l’objectif n’est en rien de blâmer les générations précédentes : si de tels mécanismes furent mis en place, c’est qu’ils manquaient cruellement de temps et d’énergie tant leur quotidien servait à survivre. Déménager d’un pays à un autre pour des milliers de personnes, se (re)construire seul.e, tout apprendre et enfin travailler pour nourrir et survivre. Comment auraient-ils pu apprendre, tout d’abord pour nous-mêmes, à vivre leurs émotions quand ils n’avaient même pas les capacités de s’arrêter dans cette course contre la montre ?

Ainsi, bloqués dans un cercle vicieux, ils n’avaient pas les ressources que nous possédons et nous ont transmis des automatismes, des émotions non gérées et des processus intérieurs non exprimés. 

Finalement, la parole, c’est se libérer de nos chaînes intérieures, ça nous permet d’avancer, de comprendre et d’être compris. Parce que ce que l'on tait finit par nous consumer.

Alors, afin de ne pas nous terrer dans le silence ni sombrer dans les abysses d’un vide intérieur, réapprenons à parler de toutes les manières possibles et imaginables. Apprenons à écrire, à parler, à exprimer, à nommer ce qui nous habite. Peu importe la forme, l’essentiel est de ne plus garder pour soi ce qui a besoin d’être dit. Parce que s’exprimer c’est se construire et que le silence, parfois, nous détruit à petit feu.


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La psychologie du lien humain - animal