L’amour dans le monde arabe
Depuis très jeune, j’ai toujours lu, vécu, et absorbé l’amour sous toutes ses formes. J’ai plongé dans les correspondances les plus folles, de celle de Napoléon à celle d’Antoine de Saint-Exupéry, qui a littéralement conquis mon cœur. J’ai lu d’innombrables livres sur l’amour.
J’ai été, longtemps, fascinée par les relations amoureuses : d’où l’amour vient-il ? Comment quelque chose d’aussi invisible peut-il être aussi profond ?
J’ai ensuite grandi et je me suis intéressée à nos figures intemporelles, nos prophètes, en particulier notre noble Prophète Muhammad et sa femme Aisha. Parmi ses relations, celle-ci m’a immédiatement frappée : l’intelligence émotionnelle, l’amour, et la jalousie de notre mère m’ont profondément touchée. Je comprenais enfin ce qu’était d’être un être humain constitué de qualités et de vulnérabilités : comment quelque chose d’aussi intangible que l’amour peut provoquer chez Aisha une colère lorsque le prophète pense à son ancienne femme Khadija, comment l’amour peut provoquer chez elle une jalousie au point de casser une assiette?
Tant de ressources regorgent sur l’amour. C’est notre essence, ce qui nous permet de survivre. L’amour maternel, l’amour fraternel, l’amour amical mais surtout, ici, l’amour amoureux. Comment un simple inconnu peut devenir un pilier dans notre quotidien au point de mieux vivre quand on est près de cette personne?
En bref, l’amour, l’amour et encore l’amour. En théorie, je connaissais tout de l’amour : les sentiments qu’il suscite, la jalousie, la façon dont on aime, les émotions qui nous submergent et tout ce que l’amour peut nous inspirer.
Je ne pouvais que me demander comment traverser cette tempête de travail sans se perdre? Quel est notre guide face à tout ce que nous ne savons que trop peu?
Nous sommes submergés par le romantisme, mais où en sommes-nous dans notre guide de travail personnel, pour se connaître soi-même tout en aimant l’autre sans tomber dans la sur-adaptation ?
Nous arrivons donc à notre questionnement principal : comment bien aimer sans se perdre soi-même ?
Avant de commencer à développer mes propos, il est important de définir du mieux possible ce qu’est l’amour — ou du moins, d’essayer de le faire.
Dans la littérature, on définit souvent l’amour comme un sentiment : une affection intense. Ce serait donc quelque chose que l’on ressent, mais qui n’est ni quantifiable ni qualifiable. Nous ne pouvons donc pas le matérialiser, seulement le vivre.
Par ailleurs, une étude de l’université Stanford montre que l’amour peut être un bon substitut aux médicaments. En effet, cette étude, menée en 2010 par l’École de médecine (par Sean Mackey et Jarred Younger), conclut que le sentiment amoureux peut soulager efficacement la douleur, de manière similaire aux analgésiques ou à certaines substances illicites comme la cocaïne, en agissant sur la même zone du cerveau.
La première étape de l’Amour, non négligeable, est d’apprendre à se connaître. Quand j’aborde ce sujet, ce point est souvent rapidement minimisé, mais nous sommes le résultat de bien des choses : nous ne sommes pas seulement nés de l’amour, nous sommes aussi le fruit de deux êtres pris dans leurs complexités, avec leurs propres histoires et vulnérabilités.
Ces vulnérabilités explosent lorsque nous nous marions. Le mariage est l’union de deux êtres, mais surtout l’union de deux conséquences.
En somme, les traumatismes générationnels ne sont pas qu’un mythe, et nous devons les prendre en compte pour nous comprendre, et comprendre l’autre dans son entièreté. Se comprendre dans ses moments de faiblesse pour ensuite comprendre l’autre dans ses moments de difficulté.
Bismillah Ar Rahman Ar Rahim
Pour commencer à étudier ce sujet, nous allons lire le mariage à travers le regard de notre Coran : que nous dit Dieu sur l’union de deux êtres ?
“Et parmi Ses signes, Il a créé de vous, pour vous, des épouses afin que vous trouviez auprès d’elles tranquillité. Et Il a mis entre vous de l’affection (mawadda) et de la miséricorde (rahma). Il y a en cela des preuves pour des gens qui réfléchissent.”
Le mot arabe utilisé pour désigner les épouses est “azwājan”, dérivé du mot “zawj”. Ce terme signifie une partie d’un tout, qui est fonctionnelle en elle-même — ni cassée ni incomplète — mais qui atteint sa pleine harmonie lorsqu’elle est associée à une autre partie complémentaire. Ensemble, elles forment un tout équilibré. Cette idée s’étend à ce qui est bon et ordonné, comme dans un corps de métier : une paire harmonieuse émerge de deux éléments distincts mais faits pour s’assembler.
On peut donc parler de ZA WA JA ز و ج : l’union de deux parties qui sont complètes l’une sans l’autre, mais qui, ensemble, forment un tout harmonieux. C’est une racine trilitère très riche, qui évoque l’idée de paire, dualité, complémentarité, union.
Pour illustrer au mieux l’Amour, utilisons le Hadith que Aisha elle-même rapporte. Elle dit : « Je buvais alors que j’avais mes menstrues, puis je donnais le récipient au Prophète ﷺ et il posait sa bouche à l’endroit exact où j’avais mis la mienne et buvait. Et je mangeais de la viande sur un os, puis je lui donnais et il posait sa bouche à l’endroit où j’avais mis la mienne » (Rapporté par Muslim, 300).
Que nous apprend ce Hadith ?
On y voit de l’amour sans pour autant parler d’amour. On y perçoit la connaissance de l’autre : en anglais, il existe une expression qui dit « to be loved is to be seen », autrement dit « être aimé c’est être vu ». N’est-ce pas là, finalement, l’essence même de l’amour ?
Regarder l’autre dans son ensemble, c’est-à-dire connaître son quotidien, comprendre son état d’âme rien qu’en observant son regard, sans même avoir besoin de mots.
Dans ce monde de chaos, parfois les mots nous manquent parfois, et le regard traduit automatiquement ce que je ressens. En Chine, par exemple, il existe le concept de Shen qui regroupe nos pensées, notre état intérieur, notre esprit profond. Ted J. Kaptchuk en parle notamment dans son livre The Web That Has No Weaver. En médecine traditionnelle chinoise, le Shen désigne l’esprit ou l’âme d’une personne - un esprit que l’on peut percevoir à travers les yeux.
En Europe, l’amour peut être transmis de différentes manières. Comment parler d’amour sans évoquer les langages de l’amour ? Ce concept, popularisé ces dernières années, est aussi le sujet d’un livre devenu incontournable. Gary Chapman publie cette œuvre en 1992, dans laquelle il présente les différents langages à travers lesquels les êtres humains expriment leur amour. En somme, comment nous, simples humains, pouvons-nous transmettre à l’être aimé, et lui faire comprendre que nous l’aimons ? Il traduit ainsi l’amour en cinq langages : les paroles valorisantes, les moments de qualité, les services rendus, les cadeaux, et le toucher physique.
Intéressons-nous de plus près au langage de l’amour dans le monde arabe. Il va sans dire que les mots et paroles valorisantes y sont omniprésents. Oum Kalthoum chantait déjà en 1964 dans une société pudique et plutôt réservée lorsqu’il s’agissait d’exprimer ses sentiments:
« Ma vie avant toi était un gâchis
C’était du temps perdu, mon amour
Mon cœur n’a jamais rencontré le bonheur avant toi
Mon cœur n’a connu que la souffrance
Je commence à aimer ma vie aujourd’hui
Et je m’inquiète du fait qu’elle pourrait m’échapper »
Et si nous avons le préjugé que seules les femmes aiment l’amour et son langage, Oum Kalthoum remplissait des salles de concert immenses, peuplées d’hommes qui chantaient avec elle ses chansons pleines d’amour.
Dans le monde arabe - maghrébin, l’Algérie possède également un large éventail de musiques qui parlent d’amour, mais surtout de manque et de nostalgie, notamment à travers le raï. Chez Khaled, en 1985, toujours dans un pays assez conservateur et discret sur ses sentiments, il écrit : « Je demande après toi, où es-tu, mon amour ? » Grand classique du raï, cette chanson parle de souffrance et de regret après une séparation amoureuse.
Ainsi, on peut voir que dans le monde arabe, il est courant de chanter et de danser l’amour, mais le dire reste totalement différent, tout comme le montrer aux autres.
Alors, comment comprendre que nous puissions chanter l’amour sans pour autant le dire ?
Dans les pays arabes et au Maghreb, il semble que l’amour soit présent sans être direct : c’est un test pour les yeux. Comme le dit Le Petit Prince : « On ne voit bien qu’avec le cœur. » Finalement, c’est un peu ça : l’amour dans ces pays nous apprend à regarder la vie autrement. Lorsqu’un père offre des cagettes remplies d’oranges à son enfant qui a une fois exprimé qu’il les aimait bien, ou encore une sœur prête à tout pour protéger son petit frère du monde extérieur et de ses dangers.
Michael J. Oghia a étudié l’amour romantique dans le monde arabe. Bien que la manifestation de l’amour soit universelle, il conclut que son langage diffère selon les régions. En effet, dans le monde, il ne s’agit pas seulement d’amour, mais aussi de sacrifice et d’attachement. Nous arrivons ici à un point important : l’amour est parfois indissociable du sacrifice. Quand j’aime, je donne, et je peux même me donner.
Sans oublier que l’amour doit être placé dans un contexte et un continuum. En le replaçant dans un tel contexte, dans le monde arabe, il faut prendre en compte l’environnement et, donc, la culture de ce contexte (Beall et Sternberg, 1995). Il va sans dire que l’amour, autrefois - si tant est que nous puissions parler d’amour, s’inscrivait dans un contexte purement marital et d’intérêt. L’amour venait parfois après, mais il n’était pas une condition sine qua non au mariage ou à l’union.
Replaçons ainsi le Maghreb, ou plus particulièrement l’Algérie, dans son contexte de pudeur et de discrétion, largement façonné par le colonialisme.
Pour ne pas nous étendre sur ce long processus, infini mais néanmoins nécessaire pour aborder le sujet de l’amour, concentrons-nous sur une des conséquences psychologiques du colonialisme et du traumatisme colonial présent en Algérie : l’intégration complète d’une supériorité « blanche » et, de ce fait, une discrétion imposée. Une discrétion qui nous permet d’abord de survivre face à l’oppresseur, mais qui s’immisce ensuite dans les foyers jusqu’à l’intimité.
En revenant sur les langages de l’amour, nous pouvons lire l’amour dans le monde arabe tout en nous éloignant du prisme occidental. Bien que les services rendus soient les mêmes, les mots d’amour sont davantage exprimés aux autres qu’à l’être aimé. Une mère aura plus de facilité à complimenter son enfant devant des inconnus que devant sa propre fille, ou encore, les moments de qualité, qui sont indispensables au mode de vie arabe. La communauté, dans ce monde, est une entité indissociable de l’être humain. Nous sommes des animaux sociaux, et le monde arabe l’a bien compris. C’est pourquoi on dit qu’il faut un village pour éduquer un enfant.
Dans l’étude de Mohammed Kamel Al Dhawat, ce dernier étudie le rôle éducatif de la famille arabe et nous explique que, dans ces communautés, les grands-parents, oncles et tantes jouent un rôle actif dans l’éducation des enfants. Les moments de qualité sont donc non seulement une manière de montrer leur amour, mais aussi un élément essentiel de leur culture.
En somme, l’amour dans le monde arabe et au Maghreb s’inscrit dans un cadre complexe où les traditions culturelles et les héritages historiques jouent un rôle primordial. Il ne se limite pas à une expression verbale ou sentimentale; il se vit dans des actes, dans des gestes et dans la préservation de l’harmonie familiale et communautaire. Ainsi, l’amour se déploie dans les silences et les gestes et dans la volonté de protéger l’autre. Cette manière de vivre l’amour montre qu’il est un bien précieux, un fil conducteur qui unit l’individu à sa famille.
Ce concept d’amour s’incarne pleinement dans l’exemple du Hadith principal sur lequel nous nous basons : « Puis je donnais le récipient au Prophète ﷺ et il posait sa bouche à l’endroit exact où j’avais mis la mienne et buvait.” Ce geste intime illustre à merveille l’idée que, pour aimer, il faut d’abord voir l’autre du mieux que nous pouvons.
Pour voir l’autre, l’observation et le silence sont plus qu’importants : je dois comprendre son quotidien, comprendre ses émotions, puis tenter de répondre à ses besoins. Plus je le connais, mieux je pourrai répondre à ses besoins.
Les êtres aimés forment le Yin et le Yang : nous devons incarner l’eau et le feu l’un pour l’autre. Quand l’autre est en colère, je dois réussir à éteindre le feu qui l’anime, tout comme il doit réussir à éteindre le mien lorsqu’il se manifeste. Nous devons être complémentaires pour évoluer au mieux dans cette vie. C’est aussi la raison pour laquelle Dieu utilise le synonyme de vêtement : « Elles sont un vêtement pour vous, et vous êtes un vêtement pour elles… » (Sourate 2, verset 187).
Dans son article sur l’amour, Randa Hamwi nous explique une des significations coranique des conjoints en tant que vêtements l’un pour l’autre. Elle nous dit que la dénomination des conjoints en tant que vêtements sert à se protéger mutuellement, physiquement et émotionnellement, à embellir leurs vies, l’un par l’autre, et enfin à créer une atmosphère de pleine conscience qui leur permet de grandir dans cette ambiance, les menant à l’accomplissement de leurs potentiels physiques, psychologiques et spirituels.
Enfin, le monde arabe regorge de manifestations de l’amour et le vit pleinement. C’est pourquoi Ibn Arabi a dédié un ouvrage à l’amour et à ses déclinaisons grammaticales : on y retrouve Hubb (amour), Ishq (amour passionné), Walah (envoûtement amoureux), Mawadda (affection, amitié profonde), Muzalama (attachement constant), etc.
Si autant de mots se retrouvent dans le langage arabe, cela signifie bel et bien que l’amour est sans aucun doute présent dans ce monde, et comme dit Albert Camus : « Mal définir les mots, c’est ajouter au malheur du monde. »
Alors, pour plus de précision, apprenons à décrypter l’amour qui nous entoure et à le renvoyer aux êtres aimés de la meilleure manière possible.